Quand vous conduisez, vous cherchez à prévoir le comportement des automobilistes et autres usagers de la route autour de vous. Pour cela, on vous inculque le code de la route, puis vous évaluez la distance, la vitesse du véhicule qui vient vers vous, la direction qu'il va prendre. Facile !
Au Vietnam, les règles ne sont pas si simples. Pour commencer, il faut partir du principe qu'il n'y a pas de règles. Dans un pays qui compte bien plus de deux roues que de voitures, la circulation n'a rien à voir avec celle des routes européennes. Je rajoute donc quelques principe de base : au Vietnam, quand on conduit, on fait attention à :
- la taille du véhicule en face de nous. Ici, c'est la loi de la jungle : bus > minibus > voitures > scooter et mobylettes > vélo > piéton. Un piéton a toujours tort, et c'est la responsabilité du scooter d'éviter la voiture, en toutes circonstances (oui, même si un taxi arrive en face de vous en sens opposé, pile net et fait un demi-tour sur les chapeaux de roues sous votre nez pour prendre un piéton qui était sur le trottoir à côté de vous). Plus on est gros, plus on a la priorité.
- le sexe du conducteur. En générale, les (jeunes) femmes sont plus prudentes et roulent plus lentement, tandis qu'un (jeune) homme n'hésitera pas à zigzaguer dans tous les sens comme un abruti (ahem).
- l'âge du conducteur : un conducteur plus âgé que vous ne vous laissera pas passer, par principe tacite : vive la société confucéenne.
- les signes extérieurs de respect des règles : le conducteur n'a pas de casque ? Ils sont à trois adultes sur la moto ? Laissez passer, ce sont des chauffards en puissance. D'autant qu'ici un casque cela s'achète sur le trottoir en environ deux minutes, et que par casque on entend "casquette en plastique rigide avec éventuellement dedans un gros trou pour faire passer le chignon". Et que cela ne pose pas de problème de monter en famille (deux adultes, trois enfants et le chien) sur la moto. Il faut le vouloir pour les enfreindre, ces règles là !
- la route. Les routes sont complétement défoncées, le danger vient autant du sol (hahaha un trou de trente centimètres de pofondeur ! hihihi une énorme bosse mal goudronnée autour d'une plaque d'égout tordue !) que des conducteurs.
Dernier détail qui a son importance, on oublie toute notion de code de la route. Exemple : le marquage au sol, l'idée de doubler sur la gauche et pas sur la droite, la notion de distance de sécurité, les feux de circulation, les sens uniques, les stop, les sens interdits et tout autre panneau, le fait qu'un rond-point ça se prend dans le sens contraire des aiguilles d'une montre, le fait de rouler à droite... Cela n'existe pas. Ou plutôt, cela existe mais personne ne s'en formalise.
De toutes façons, cela fait neuf mois que je conduis ici et je n'ai aucune idée des règles théoriquement en vigueur : quelles sont les règles de priorité ? Quelles sont les vitesses limites ? Mystère, mystère.
Mais alors, comment on fait dans ce joyeux foutoir ? Quand il n'y a pas de respect de règles formelles, des règles tacites émergent. Voici donc mon interprétation des principes de conduite à la vietnamienne. Il y en a uniquement deux :
- il faut être prévisible
- on fait attention à de qui est devant soi
Au final, quand on se retrouve à un carrefour géant sans aucune règle de priorité, cela n'est pas si chaotique. A moins que mes neuf mois de pratique m'aient rendue blasée. Car ici, on fait attention aux autres conducteurs. Comme on n'a aucune moyen de savoir ce qu'ils vont faire, étant donné que n'importe quelle règle peut être enfreinte sans problème, il faut à la fois être attentif et ne rien faire d'imprévisible. On ne change jamais de direction ni de vitesse brusquement.
Mais on ne peut pas regarder partout. Dans la pratique, tout ce qui se passe derrière soi n'existe pas. On surveille les conducteurs devant et sur les côtés, c'est tout. Les rétroviseurs c'est pour la déco. Cela donne des choses très frustrantes pour un conducteur européen : il faut être patient avec les queues de poisson. Car dès que le scooter que l'on double est derrière soi (même si sa roue avant est encore à hauteur de notre roue arrière), on peut légitimement se rabattre, et éventuellement tourner directement sous le nez de la personne que l'on vient de doubler (mais pourquoiiiiiiii doubler si on freine et tourne deux mètres après!!).
Cela donne également deux situations que je ne peux m'empêcher de décrire.
** La double queue de poisson **
Un scooter vous double à gauche et se rabat devant vous, un autre scooter vous double à droite et se rabat devant vous. En même temps. Ils manquent l'accident en se rabattant l'un sur l'autre, et vous devez piler sec pour les éviter, car il devient impossible de faire un écart sur le côté pour laisser passer le champion de la queue de poisson.
** Le puzzle-verrou **
Vous êtes à un carrefour géant. La circulation se fait par à-coups, avec des feux rouges imaginaires. Trois-quatre scooters arrivent sur la gauche, trois-quatre autres à droite. Le problème : ils arrivent exactement au même niveau, face à face, en rangées et non l'un derrière l'autre, et se retrouvent donc bloqués comme des abrutis. Avec vous au milieu. Plus personne ne bouge.
Il y a aussi un principe vietnamien, peut-être asiatique, qui a des conséquences sur la conduite: la façon de faire une file d'attente. C'est un détail très culturel mais qui permet de comprendre beaucoup de comportements. En Europe, une file d'attente est régie par un principe simple (normalement) : le premier arrivé est le premier servi. Car le deuxième se place derrière le premier, etc. Ici, le premier servi est celui qui est le plus proche du guichet/but/comptoir. Il faut voir les Vietnamiens acheter des places de cinéma ou payer leurs achats au comptoir d'un magasin pour le croire. Cela veut dire que dans une file d'attente, il faut occuper n'importe quel espace libre entre soi et le guichet, sinon quelqu'un passe devant vous. Ce n'est pas malpoli, la personne ne comprendra même pas pourquoi - selon votre point de vue - elle a tort. Si vous ne vous approchez pas au maximum de votre but, c'est que vous ne faites pas vraiment la queue donc on peut passer devant vous.
En conduite cela donne un comportement très énervant mais auquel il faut absolument s'habituer : la notion de distance de sécurité n'existe pas du tout. Si vous ne vous collez pas au maximum au feu rouge, quelqu'un va zigzaguer pour se mettre devant vous, en vous bloquant la route. Si vous laissez de l'espace entre vous et la moto devant, on va vous doubler très dangereusement pour occuper cet espace. C'est comme un conducteur qui roulerait à 20 km/h alors que tout le monde est à 40km/h : il faut respecter ce principe sinon les gens s'énervent et deviennent dangereux, car votre attitude est anormale.
Pour finir ce petit descriptif qui doit vous sembler bien chaotique, si vous n'avez jamais roulé ici, voici mon palmarès actuel des règles enfreintes. Ici, c'est facile d'être une rebelle !
- rouler sans permis
- rouler sur un scooter qui n'a plus de papiers / carte grise
- comment ça j'ai pris le rond-point en contre-sens ? ça roule pas à gauche ici ?
- vous vous souvenez de la scène de la Grande Vadrouille où une moto allemande suit la route en roulant sur la ligne de pointillés blancs au milieu ? C'est super rigolo à faire en vrai (sauf que je ne finis pas dans le fossé).
- mais d'ailleurs, ça sert à quoi une ligne blanche déjà ?
- doubler à gauche, doubler à droite, doubler entre deux véhicules, woohoo !
- rouler sur le trottoir
- prendre la rocade à contre-sens
- prendre un sens interdit, allez hop ! ça va plus vite par là !
- un feu rouge ? Quel feu rouge ?
Mais ne vous inquiétez pas, je fais attention, car ici faire tout cela c'est la norme, ce n'est pas être une folle au volant !
